L’opération de triangulation la plus célèbre est celle qui a été réalisée à l’époque révolutionnaire entre Dunkerque et Barcelone. En 1791, l’Assemblée constituante, désireuse de fournir au monde un système décimal universel de mesures qui remplacerait l’énorme diversité des mesures utilisées en France et ailleurs, chargea Delambre et Méchain de mesurer la longueur d’un arc de méridien. L’idée était que les nouvelles unités devaient être rattachées à une grandeur immuable : la longueur du méridien du globe terrestre, dont le mètre serait la dix-millionième partie du quart. Les triangulations effectuées jusqu’alors (il y en avait déjà eu deux du Nord au Sud de la France), qui ne tenaient pas compte des altitudes, paraissaient d’une précision insuffisante pour ce but, c’est pourquoi une nouvelle mesure fut décidée. Cette opération, réalisée entre 1792 et 1796 dans des conditions très difficiles, comprenait plusieurs parties.
Afin d’obtenir la distance par triangulation, il fallait d’abord mesurer la longueur de la base. On choisit une portion de route horizontale et bien droite entre Lieusaint et Melun, et on mesura la longueur d’une portion d’environ 11 km en plaçant bout à bout des règles de 2 toises de long (un peu moins de 4 m) construites dans ce but par Borda, qu’il fallait aligner par visée optique et placer à l’horizontale grâce à un niveau. Ces quatre règles, qui subsistent à l’Observatoire de Paris, sont des instruments très bien conçus.
Appareil des bases de Borda d'après Puissant. © Bibliothèque de l’Observatoire de Paris |
La règle elle-même est en platine, mais elle est surmontée d’une autre règle en laiton fixée à une extrémité et libre à l’autre : on repérait la dilatation différentielle entre les deux règles, ce qui donnait la température de la règle et permettait de corriger la mesure de la dilatation du platine. Ces règles ont servi jusqu’en 1850 au moins. La mesure de la base prit 36 jours. Il fallut aussi mesurer précisément son orientation par rapport au méridien local (direction Nord-Sud).
Les angles des triangles étaient mesurés avec des cercles répétiteurs également conçus par Borda, que l’on orientait dans le plan quasi-horizontal formé par l’endroit d’où l’on visait et les deux autre sommets du triangle. Pour les mesures de nuit – les meilleures – on plaçait aux points visés des « réverbères » à miroir parabolique et lampe à huile. Il fallait aussi mesurer la dénivellation entre les trois sommets du triangle, ce que l’on faisait en plaçant le cercle répétiteur en position verticale. Ces mesures étaient très précises, l’erreur sur les angles ne dépassant pas une demi seconde de degré.
On mesura ainsi toute la chaîne de triangles de Dunkerque à Barcelone. Une deuxième base de 11 km fut mesurée près de Perpignan pour vérification : sa longueur ne différait que de 30 cm de la longueur calculée après toute la triangulation de Paris à Perpignan : un accord remarquable, mais partiellement fortuit. La partie Nord de la triangulation était placée sous la responsabilité de Delambre et la partie Sud sous celle de Méchain ; ils se rejoignirent à Rodez. Leurs mesures de l’altitude de la flèche de la cathédrale à partir du niveau moyen de la mer du Nord (Delambre) et de la Méditerranée (Méchain) différaient de moins d’un mètre.
Pour obtenir la circonférence du méridien terrestre, il fallait savoir à quelle différence de latitude correspondait la longueur mesurée de Dunkerque à Barcelone, et donc déterminer la latitude des deux extrémités (avec le cercle répétiteur en position verticale). Une règle de trois donnait alors la longueur du quart du méridien donc la valeur du mètre. On devait cependant tenir compte de l’aplatissement de la Terre,qui n’était pas bien connu à l’époque ; mais heureusement l’effet de l’aplatissement est faible à ces latitudes voisines de 45°. Tous calculs faits, la Commission des poids et mesures fixa en 1799 la longueur du mètre à 443,296 lignes de la toise du Pérou, l’étalon utilisé par Godin, La Condamine et Bouguer lors de leur expédition de 1735, qui avait servi à exprimer la longueur des règles de Borda. La toise (divisée en 6 pieds de chacun 12 pouces ou 144 lignes) vaut donc 1,94904 mètre. Douze mètres étalons en fer et trois en platine furent alors construits selon cette spécification par Lenoir (qui avait déjà réalisé les règles et les cercles répétiteurs) pour remplacer les mètres provisoires fabriqués avant la triangulation ; le mètre en platine des Archives nationales est celui qui faisait foi. Cette substitution ne se fit pas sans difficultés car on s’était habitué à utiliser ces mètres provisoires, au demeurant fort peu différents du mètre définitif car ils mesuraient 443,44 lignes.
La prolongation jusqu’aux îles Baléares (1803-1807)
Cependant le projet primitif avait envisagé la mesure d’un arc de méridien plus long, de façon qu’il y ait symétrie de part et d’autre du parallèle de 45° ce qui minimise l’effet de l’aplatissement du globe terrestre. Alors que tout semblait terminé, le Bureau des longitudes se préoccupa du problème, et Méchain insista pour être chargé de la prolongation de la méridienne jusqu’aux îles Baléares. Il pensait du même coup corriger une erreur qui le préoccupait : en effet, ayant mesuré la latitude de deux stations à Barcelone, il avait trouvé que la différence de ces latitudes était plus grande que ce que laissait prévoir la mesure directe de la distance par triangulation. Il repartit donc pour Barcelone en 1803, mais tomba bientôt malade de la malaria et mourut le 20 septembre 1804 à Castellón de la Plana, désespéré de n’avoir guère avancé dans ses nouvelles mesures ni résolu son problème.
Le 2 mai 1806, le Bureau des longitudes décida qu’il fallait recommencer les mesures au sud de Barcelone, et les étendre jusqu’aux Îles Baléares. Il chargea de l’opération Biot, aidé du tout jeune savant qu’était alors Arago – il avait tout juste vingt ans. Après un début rapide, ils furent coincés près de six mois au Desierto de las Palmas par une visibilité médiocre et de mauvais réglages de certains signaux géodésiques. Ils finirent cependant par atteindre Ibiza. Après l’avoir rattachée au continent, une opération très difficile en raison des distances considérables qui sont en jeu (un des côtés du triangle mesure près de 170 kilomètres), ils continuèrent vers Formentera en avril 1807. Biot rentra à Paris en mai 1807, laissant Arago continuer seul les observations qui s’étendirent jusqu’au début de 1808.
Prolongement de la mesure de la méridienne. © Bibliothèque de l’Observatoire de Paris |
Arago venait juste de terminer ces mesures lorsque la guerre fut déclarée entre la France et l’Espagne, en mai 1808. Alors commencèrent les aventures qu’Arago raconte dans l’Histoire de ma jeunesse (Tome 1 des Œuvres complètes d’Arago) et qui contribuèrent à sa célébrité. Ses tribulations ne devaient s’achever que le 2 juillet 1809 à Marseille, plus d’un an après. Malgré ces difficultés, il ramena résultats et instruments.
L’extension de la méridienne aux Baléares n’a fait que confirmer la valeur admise précédemment pour le mètre. En effet, la conclusion du Bureau des longitudes en 1809 fut qu’en utilisant un aplatissement de 1/305 pour la Terre, déduit par Laplace de la théorie de la Lune, on obtenait après toutes les mesures une longueur du mètre égale à 443,2958 lignes de la toise du Pérou, donc quasi identique à celle de 1799 : il n’y avait donc pas lieu de construire d’autres mètres étalons.
Dès 1802, les militaires demandaient que soit réalisée une nouvelle carte de la France comportant les altitudes (la célèbre carte de Cassini n’en donnait pas). Plusieurs triangulations s’ajoutant à celle de Delambre et Méchain furent réalisées pour en fournir l’ossature, et les mesures topographiques plus fines nécessaires à la réalisation d’une carte furent commencées en 1817 sous la direction de Louis Puissant. Toutes ces mesures utilisèrent les règles de Borda et des cercles répétiteurs, mais aussi des théodolites, une invention anglaise qui s’est répandue en France à cette occasion. Le travail ne fut terminé qu’en 1850 : il conduisit à la carte de l’État-major au 1/80 000 (en noir et blanc ; le relief étant figuré par des hachures), que les plus âgés d’entre nous ont encore utilisée dans leur jeunesse. Cependant cette carte n’était pas assez précise pour les besoins de Fizeau et de Cornu, qui ont donc réalisé leur propre triangulation afin d’obtenir la distance sur laquelle il mesuraient la vitesse de la lumière.
Les techniques évoluèrent assez lentement après l’achèvement de la carte de l’État-major. Les règles de Borda ne furent remplacées que vers 1850 par d’autres, dues à Porro. On persistait à utiliser les cercles de Borda bien qu’on n’en construisît pas de nouveaux et que ceux qui subsistaient étaient en mauvais état. L’usage du théodolite, plus facile à utiliser et tout aussi précis, ne se généralisa que pour réaliser la Nouvelle triangulation française, commencée en 1891 par le Service géographique des armées qui venait d’être créé, et terminée en 1991 sous l’égide de l’Institut géographique national qui avait alors remplacé ce Service. Le maillage de la triangulation était beaucoup plus serré que celui qui avait servi à établir la carte de l’État-Major. Les cartes actuelles au 1/50 000 et au 1/25 000 sont basées sur cette Nouvelle triangulation. Mais la technique de triangulation est maintenant supplantée par l’utilisation du GPS (Global Positioning System), qui donne en mode différentiel par rapport à des balises GPS fixes une exactitude de l’ordre du centimètre aussi bien horizontalement que verticalement. Les cartes au 1/25 000 sont progressivement remises à jour à partir des observations GPS, et la triangulation n’est plus guère qu’un souvenir. Cependant elle a encore été utilisée pour mesurer la distance entre l’Observatoire et Montmartre, lieux entre lesquels on a reconstitué la mesure de Fizeau de la vitesse de la lumière : il aurait été peu logique, en effet, d’utiliser le GPS pour obtenir cette distance, car il est justement basé sur la vitesse de la lumière que l’on voulait mesurer !
Utilisation du cercle répétiteur de Borda
Cercle répétiteur - Paris avant 1831 - Nicolas Fortin © Bibliothèque de l’Observatoire de Paris |
1.Pour la triangulation, en position horizontale
Pour mesurer l’angle entre deux directions A et B, on pointe la lunette 1 vers A et la lunette 2 vers B (configuration 1). Le point 0° représente l’origine des graduations du cercle. On bloque le cercle sur la lunette 1 et on tourne l’ensemble jusqu’à ce que la lunette 2 vise A (2) ; on bloque alors la lunette 2 sur le cercle. On débloque alors la lunette 1 et on l’oriente vers B (3), puis en solidarisant à nouveau cette lunette avec le cercle on tourne le tout jusqu’à ce qu’elle vise A (4). Désolidarisant cette fois la lunette 2 du cercle, on l’oriente vers B (5) : on se retrouve dans la configuration (1), mais le cercle a tourné de deux fois l’angle AB. Puis on recommence (configuration 6). On effectue cette opération le plus grand nombre de fois possible, et à la fin on divise par le nombre entier approprié l’angle dont a tourné le cercle de façon à obtenir l’angle recherché AB.
L’intérêt est que la précision est accrue par la réduction considérable des erreurs de lecture du cercle et de pointage des lunettes, et que les erreurs dues à l’excentrement du cercle et à l’imperfection des graduations sont également réduites ; on peut ainsi obtenir avec un petit cercle, donc un instrument transportable, des résultats comparables à ceux d’un cercle beaucoup plus grand. Un observateur habile parvenait à faire une centaine de répétitions en une heure.
2.Pour les mesures de hauteur, en position verticale
Ici, on cherche à mesurer la hauteur angulaire d’un repère géodésique, ou pour déterminer la latitude la hauteur d’une étoile au dessus de l’horizon, ou plutôt sa distance angulaire au zénith qui en est le complément, au voisinage de son passage au méridien. La lunette 2 n’est utilisée que comme support d’un niveau à bulle. Une fois le cercle placé en position verticale, on règle cette lunette à l’horizontale, et on braque la lunette 1 sur le repère ou sur l’étoile (1). Puis on retourne le cercle de 180° autour de l’axe vertical (2), et on vise à nouveau l’étoile avec la lunette 1, le cercle divisé étant désolidarisé de cette lunette (3). On retourne à nouveau le cercle de 180° (4) et on vise à nouveau l’étoile avec la lunette 1 après en avoir rendu solidaire le cercle divisé (5). Celui-ci a donc tourné de 2 fois la distance zénithale de l’étoile depuis la position (1). Puis on recommence les étapes (2), (3), (4) et (5) jusqu’à avoir accumulé assez de mesures. A chacune de ces étapes, un aide replace le niveau de la lunette 2 à l’horizontale en agissant sur les petites vis auxiliaires du pied du cercle répétiteur.