Il y a quelque temps, j'appris et vous
télégraphiai le fait que M. Le Verrier, le directeur de
l'Observatoire de Paris, avait été très frappé par la
justesse des prévisions de tempête qui avait été câblées ici
durant les deux derniers mois par le Bureau Météorologique
de l'Herald à New York. Je brûlai de savoir
quelles étaient exactement ses impressions à leur sujet.
Comme nous étions l'un des jours où il se trouve
généralement à l'Observatoire, je décidai de faire appel à
lui, et sur présentation de ma carte fus immédiatement
admis. Il me reçut avec sa courtoisie habituelle, et comme
il n'était heureusement pas occupé, parla librement avec moi
durant une bonne heure. Voici quelle fut, en substance,
notre conversation:
Le Verrier et les prédictions de
l'Herald
Correspondant - J'ai appris récemment, M. Le Verrier,
que vous avez mandaté l'un des astronomes du Service
météorologique international pour vous préparer un rapport
sur les dépêches météorologiques, envoyé ici par le
New York Herald et je suis venu pour vous
remercier de la part du propriétaire de l'Herald de cette
preuve de l'intérêt que vous portez à notre entreprise.
M. Le Verrier - J'y porte d'autant plus intérêt du
fait qu'il y a quelques années, pour une période de dix-huit
mois, nous avons conclu un accord avec l'Angleterre pour
nous faire parvenir des dépêches similaires de Terre-Neuve,
mais l'Angleterre l'a abandonné parce que la majorité des
tempêtes signalées disparaissaient dans le Nord sans
atteindre le continent européen.
Correspondant - Avez-vous eu, alors, un service
météorologique régulièrement établi à Terre-Neuve ?
M. Le Verrier - En aucune façon. Mais nous avons reçu
des avertissements de cette station. Ils auraient sans doute
été utiles pour nous s'il y avait eu des météorologues pour
regarder le parcours de ces tempêtes sur le continent
américain.
Correspondant - C'est exactement ce que nous faisons.
Le propriétaire de l'Herald a mis en place à
ses propres frais, à New York, un service spécial à cette
fin. Il s'agit d'une création purement journalistique.
M. Le Verrier - On devrait le féliciter pour cela, et
je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour encourager
l'initiative; mais je voudrais avoir quelques précisions
concernant votre organisation.
Correspondant - Je vais écrire à New York qu'on vous
les envoie, afin que vous puissiez être plus facilement à
même d'apprécier les principes qui guident notre
météorologue dans les prédictions qui ont attiré votre
attention.
Une visite au cabinet de M. Le Verrier
M. Le Verrier se leva et, me conduisant dans son
cabinet, me montra une série de cartes météorologiques
indiquant les itinéraires des tempêtes qui traversent
l'Atlantique pour autant qu'on puisse les tracer de ce côté.
Après quelques instants passés à les examiner, il se tourna
vers moi et exprima le souhait que nous ayons un ensemble
comparable de cartes, préparé à partir du vaste corpus de
données acquises que nous devions avoir à notre disposition.
Il ajouta qu'à son grand regret, il avait été contraint
d'interrompre ce travail depuis deux ans en raison de
l'accord par lequel toutes les observations météorologiques
étaient désormais centralisées au ministère de la Marine. Ce
travail continue, cependant, sous une autre forme, et il me
montra les épreuves d'un volume en cours de publication
contenant vingt-six mémoires différents sur le sujet.
Si le New York Herald , déclara M. Le
Verrier, me fait parvenir un mémoire décrivant ses moyens
d'observation et les résultats qu'il a obtenus, je lui
donnerai une place dans cette collection, peu importe
l'espace qu'il pourrait occuper ou le nombre de cartes
qu'il faudrait pour l'illustrer.
Correspondant - Avec votre permission, je vous
enverrai des copies des dépêches météorologiques que j'ai
reçues d'Amérique. Je ne l'avais pas fait jusque-ici parce
que je ne savais pas si vous les trouveriez acceptables.
M. Le Verrier - Soyez assuré que je serai toujours
heureux de les recevoir et que j'en ferai bon usage.
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Le système météorologique international européen
Correspondant - Puis-je demander quelle est l'étendue
de votre service international ?
M. Le Verrier - Il s'étend partout en Europe et sur
certaines parties de l'Asie, grâce à M. Coumbary, le
directeur de l'Observatoire de Constantinople. Le nombre de
stations se situe entre soixante-dix et quatre-vingts.
Le service météorologique en France
Correspondant - Est-ce que cela comprend l'ensemble
de votre service météorologique ?
M. Le Verrier - En aucune façon. Je suis actuellement
occupé par l'organisation du service d'avertissements à
l'agriculture. Voici la feuille des avertissements
commençant le 1er avril. Elle englobe 240
communes de plus qu'au 1er mars. Le 1er août
j'enverrai des avertissements à sept ou huit cents communes,
dont vous pouvez voir ici la liste. Chacune de ces communes
est munie d'un baromètre anéroïde sur une caisse en bois,
afin que ces avertissements puissent être placés
correctement devant les yeux du public. Le service est
gratuit, mais les communes doivent payer la somme de
trente-cinq francs pour le baromètre.
Correspondant - Paient-ils volontiers?
M. Le Verrier - Un grand nombre de ces instruments
sont offerts par des particuliers, dont les noms sont
inscrits, avec un accord, sur le cadran. Cela donne lieu
occasionnellement à de curieux incidents dans lesquels la
politique a une part.
Politique et météorologie
Correspondant - Politique et météorologie ! Comment
faites-vous pour mêler ces éléments très différents?
M. Le Verrier - De la façon la plus simple. Certains
partis politiques font du don de ces instruments un outil de
propagande pour leurs idées, mais je me soucie peu de
cela ; ce qui m'importe, c'est que les communes aient
leur baromètre. J'en envoie à toutes celles qui en
demandent. Quant aux autres, elles peuvent en acquérir quand
elles le souhaitent.
Baromètres et bonapartisme
Ici, M. Le Verrier me montra une liste de sept
communes, pour chacune desquelles un député bonapartiste
avait demandé un baromètre. Il déclara que trois de ces
communes étaient déjà inscrites sur la liste de service
régulier, et qu'il ne devait envoyer que quatre baromètres.
A peine venait-il de faire cette remarque qu'un secrétaire
apporta une lettre. M. Le Verrier me demanda la permission
de l'ouvrir. Il se trouva qu'elle venait de l'adjoint dont
il avait parlé. Il suppliait M. Le Verrier de ne pas voir
son nom inscrit sur la plaque du cadran des baromètres qu'il
avait l'intention d'offrir, craignant, sans doute, qu'ils
soient refusés. Une mortification semblable avait été
infligée quelques jours auparavant à l'un de ses collègues
du département de la Sarthe.
Le temps et l'électricité
M. Le Verrier me demanda de l'accompagner dans le
jardin de l'Observatoire à l'un des pavillons où il avait
établi un modèle d'horloge pour donner le temps à l'ensemble
de Paris. Il expliqua le mode de régulation par un nouveau
procédé électrique, qu'il avait l'intention d'utiliser sur
l'horloge, mais l'horloger chargé du travail vint pendant
que nous parlions et retint immédiatement l'attention de M.
Le Verrier. Je demandai donc la permission de prendre congé.
En me saluant, l'éminent directeur me fit promettre de ne
pas oublier ses recommandations et me pria d'assurer le
météorologue du New York Herald qu'il saurait
toujours trouver en lui un zélé collaborateur [en
français dans le texte].
(Traduit de l'anglais par Cécile Cabantous)
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